Tower Bridge Londres et le crime de poésie de Paul Valéry
Tower Bridge Londres et le crime de poésie de Paul Valéry : photographie du Tower Bridge de Londres accompagnée par une poésie en proses de Paul Valéry, un poème qui suscite la réflexion. Enjoy !
London Bridge
Je passais, il y a quelque temps, sur le Pont de Londres, et m’arrêtai pour regarder ce que j’aime : le spectacle d’une eau riche et lourde et complexe, parée de nappes de nacre, troublée de nuages de fange, confusément chargée d’une quantité de navires dont les blanches vapeurs, les bras mouvants, les actes bizarres qui balancent dans l’espace balles et caisses, animent les formes et font vivre la vue.
Je fus arrêté par les yeux ; je m’accoudai, contraint comme par un vice. La volupté de voir me tenait, de toute la force d’une soif, fixé à la lumière délicieusement composée dont je ne pouvais épuiser les richesses. Mais je sentais derrière moi trotter et s’écouler sans fin tout un peuple invisible d’aveugles éternellement entraînés à l’objet immédiat de leur vie.
Il me semble que cette foule ne fût point d’êtres singuliers, ayant chacun son histoire, son dieu unique, ses trésors et ses tares, un monologue et un destin ; mais j’en faisais, sans le savoir, à l’ombre de mon corps, à l’abri de mes yeux, un flux de grains tous identiques, identiquement aspirés par je ne sais quel vide, et dont j’entendais le courant sourd et précipité passer monotonement le pont. Je n’ai jamais tant ressenti la solitude, et mêlée d’orgueil et d’angoisse ; une perception étrange et obscure du danger de rêver entre la foule et l’eau.
Je me trouvais coupable du crime de poésie sur le Pont de Londres.
Ce malaise indirect s’exprimait vaguement. J’y connaissais la saveur amère d’une culpabilité mal définie, comme si j’eusse commis quelque grave manquement à une loi cachée, sans aucun souvenir ni de ma faute, ni de la règle même. N’étais-je point soudain retranché des vivants, quand c’était moi qui leur ôtais la vie ?
(Ces derniers mots, sur un air imaginaire d’opéra, se mirent à chantonner en moi…)
Il y a du coupable dans tout être qui s’écarte. Un homme qui songe, songe toujours contre le monde habitable. Il lui refuse sa part ; il éloigne le prochain à l’infini.
Ce port fumant, cette eau sale et splendide, ces pâles cieux dorés, souillés, riches et tristes, exerçaient sur ma vie une puissance telle, une telle vertu de fascination, que, perdu au milieu des trésors du regard, je devenais frôlé de tous ces hommes pourvus d’un but, essentiellement dissemblable.
Comment se peut-il qu’un passant tout à coup soit saisi d’absence, et qu’il se passe en lui un changement si profond, qu’il tombe brusquement d’un monde presque entièrement fait de signes dans un autre monde presque entièrement formé de significations ? Toutes choses soudain perdent pour lui leurs effets ordinaires, et ce qui fait qu’on s’y reconnaît tend à s’évanouir. Il n’y a plus d’abréviations ni presque de noms sur les objets : mais dans l’état le plus ordinaire, le monde de symboles et d’écriteaux. Voyez-vous ce monde de flèches et de lettres ? … In eo vivimus et movemur.
Or, parfois, moyennant un transport indéfinissable, la puissance de nos sens l’emporte sur ce que nous savons. Le savoir se dissipe comme un songe, et nous voici comme dans un pays tout inconnu au sein même du réel pur. Comme dans un pays tout inconnu où se parlant une langue ignorée, ce langage pour nous ne serait que sonorités, rythmes, timbres, accents, surprises de l’ouïe ; ainsi quand les objets perdent soudain toute valeur humaine et usuelle, et que l’âme appartient au seul monde des yeux. Alors, pour la durée d’un temps qui a des limites et point de mesure (car ce qui fut, ce qui sera, ce qui doit être, ce ne sont que des signes vains), je suis ce que je suis, je suis ce que je vois, présent et absent sur le Pont de Londres.
Paul Valéry
Le savez-vous ?
Sous l’Occupation, Paul Valéry, refusant de collaborer, prononce en sa qualité de secrétaire de l’Académie française l’éloge funèbre du « juif Henri Bergson ». Cette prise de position lui vaut de perdre ce poste, comme celui d’administrateur du Centre universitaire de Nice (Centre universitaire méditerranéen). En 1942, il dédicace un de ses livres à Hélène Berr, la jeune femme se décida ainsi à écrire son journal, devenant la « Anne Frank française ». Membre du Front national de la résistance, il meurt le 20 juillet 1945, quelques semaines après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Après des funérailles nationales à la demande de Charles de Gaulle, il est inhumé à Sète.
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